GENEALOGIE
DU
REGARD SUR PARIS

Jacques Lucan

DU POINT DE VUE DE L’HYGIENE
DU POINT DE VUE DE L’ECONOMIE
DU POINT DE VUE DES MULTIPLICITE
DU POINT DE VUE DU PAYSAGE
QUATRIEME ENQUETE : Reconnaître TOUTES LES PARTIES DE LA VILLE

4 PLANS DE PARIS : 1938 - 1954 - 1957 - 1975

 

« C'est une autre ville qui correspond à chaque point de vue; chaque point de vue est une autre ville, les villes n'étant unies que par leur distance et ne résonnant que par la divergence de leurs séries, de leurs maisons et de leurs rues. Et toujours une autre ville dans la ville. »

Gilles Deleuze, Logique du sens

La ville n'est pas un monde aux qualités immuables. D'abord parce qu'elle change bien sûr constamment, quelles que soient les volontés de fixer, de figer ses secteurs « sauvegardés » ou ses quartiers « protégés » et d'étendre leur emprise. Ces changements peuvent être des mutations lentes, seulement perceptibles par exemple après une longue absence, ou bien des bouleversements violents et brutaux.

Mais la ville n'est pas un monde aux qualités immuables, surtout parce que le regard qu'on lui porte est aussi une manière de l'investir. De l'investir de qualités particulières selon des critères qui peuvent être multiples. De l'investir selon ce que l'on cherche à en faire, en dernière instance selon des objectifs de projet de transformations

La compréhension de la succession des points de vue sur Paris, depuis le début de ce siècle, sera l'objet des propos qui vont suivre, qui montreront l'importance de trois moments d'enquête corrélatifs de trois infléchissements majeurs dans la façon de concevoir les transformations urbaines. Ces propos seront évidemment orientés vers la question du regard que l'on porte aujourd'hui à la ville, c'est-à-dire vers la question des projets dont elle peut être le lieu.

DU POINT DE VUE
DE L’HYGIENE

PREMIÈRE ENQUÊTE (1894-1904) : LE CASIER SANITAIRE DES MAISONS DE PARIS ET LE PLAN DES DIX-SEPT ILOTS INSALUBRES. 

Le premier regard est celui des dix employés du Service du casier sanitaire des maisons de Paris, au sein du Bureau de l'assainissement de l'habitation de la préfecture de la Seine.  Du 1er janvier 1894 au 31 décembre 1904, ces dix employés visitent toutes les maisons de Paris, dressent pour chacune un plan « par terre » au 1/500, et remplissent un questionnaire qui décrit essentiellement leurs conditions sanitaires (nature de l'adduction d'eau, mode d'écoulement des eaux usées, systèmes de vidange, etc.). Il résulte de cette enquête 79.982 descriptions, soit autant que de maisons parisiennes, auxquelles sont adjointes plusieurs feuilles de renseignements, dont l'une pour l'inscription des décès par maladies contagieuses, décès signalés chaque jour au Service technique de l'hygiène de l'habitation par le Service de la statistique municipale, qui reçoit des mairies les fiches établies par les médecins de l'état civil chargés de la constatation des décès - extraordinaire regard scrutateur et extraordinaire dispositif d'enquête, le premier étant doté d'une telle dimension systématique, selon des modalités pragmatiques.

Le travail de ces dix enquêteurs, mené pendant plus de dix ans, aboutit à la délimitation de six groupes de maisons, six « îlots tuberculeux » autrement nommés « îlots insalubres », où la mortalité par tuberculose dépasse de près du double la moyenne parisienne.

Après la Première Guerre mondiale, la poursuite de l'enquête aboutit à de nouvelles conclusions : si, entre le 1er Janvier 1894 et le 31 décembre 1918, soit sur une période de vingt-cinq ans, une maison a connu dix décès par tuberculose, elle est déclarée insalubre. Le résultat est à présent un plan de dix-sept îlots, où la proportion des maisons infectées est particulièrement importante, parmi lesquels sont compris les six îlots précédemment repérés.

À chacun des stades de l'enquête, les îlots insalubres ne font pourtant pas tout de suite l'objet de plans d'aménagement, sans doute parce que, d'une part, on sait les difficultés, les lenteurs et les coûts des procédures d'expropriation, et parce que, d'autre part, la Ville espère confier par convention bon nombre des opérations de résorption des îlots à des sociétés immobilières pouvant, éventuellement, être spécialement créées à cet effet.  Il n'empêche que la délimitation des dix-sept îlots dresse le fond de plan des transformations urbaines de la capitale pendant tout le XXe siècle. En effet, en ajoutant aux îlots insalubres les terrains plus tard libérés de leurs activités industrielles et ceux abandonnés par les infrastructures de transport, on obtient l'étendue de la plupart des secteurs de transformation de la capitale: le plan des dix-sept îlots insalubres peut véritablement apparaître, aujourd'hui, comme le palimpseste de tous les plans d'aménagement successifs de Paris.

LA FIN DU CYCLE HAUSSMANNIEN.  Dans les années vingt, malgré l'absence de plans d'aménagement, le problème des îlots insalubres ne cesse d'être posé, honte d'une capitale qui voudrait offrir un paysage où la misère se ferait plus discrète... Cependant, après la Première Guerre mondiale, il semble bien que les esprits soient de plus en plus tournés vers un problème d'urbanisme géographiquement autrement plus vaste : celui du « Grand Paris ».

Si l'organisation d'un concours pour un plan d'aménagement et d'extension de la capitale dès 1919, remporté par Léon Jaussely, se révèle sans avenir, il n'en est pas de même de la création du Comité supérieur de l'aménagement et de l'organisation générale de la région parisienne, en 1928, qui charge Henri Prost de l'établissement d'un plan régional, plan dont la promulgation rapide est rendue obligatoire par la loi du 14 mai 1932, et qui sera de fait présenté au ministre de l'intérieur, Albert Sarraut, deux ans plus tard, jour pour jour, le 14 mai 19345.

L'étonnante ou l'inquiétante étrangeté de cette loi du 14 mai 1932 est que si elle fixe le cadre de la région parisienne, et donc l'action du comité supérieur, elle n'en retranche pas moins délibérément son centre, Paris même, inscrivant ainsi, comme sur les Tables de la Loi, l'opposition méfiante ou le divorce entre la capitale et sa région, sa périphérie, sa banlieue 6 1

Mais, précisément, dans le même temps, que se passe-t-il à Paris ? En 1937, dans le numéro spécial que L'Architecture d'aujourd'hui consacre à Paris et à l'Exposition internationale des arts et des techniques dans la vie moderne, où est succinctement présenté le plan d'aménagement de la région parisienne, Georges Sébille, architecte honoraire de la Ville de Paris, précise : « Mais, à Paris ? Rien, sauf des plans d'alignements, et étudiés sans qu'un plan d'ensemble ait été soumis au conseil municipal ni au public, alors que ce sont les données générales de l'aménagement (zones, densité de population, etc.) qui conditionnent la circulation. »

En 1937, donc, pas de plan d'ensemble ? Pourtant, à l'occasion de l'Exposition internationale, la Ville de Paris réalise un « pavillon », situé au rez-de-chaussée du palais de Tokyo, dans lequel le Service du plan de Paris, dont le responsable est René Mestais, expose des études, notamment celles relatives à plusieurs îlots insalubres: on peut ainsi voir de grandes maquettes de l'état actuel et de l'état futur des îlots insalubres, les nos 3 et 16 par exemple.  Le service expose aussi des plans car, à cette époque, il avait en effet systématiquement établi des projets d'aménagement pour les îlots insalubres, projets qu'il avait jugé bon de faire imprimer en 1936 9, et qui tous répondaient des mêmes principes d'urbanisme: élargissement et redressement des voies qui ne sont pas supprimées, régularisation de l'emprise des îlots selon des dimensions homogènes, desserrement des constructions alignées sur les rues, adoption de la disposition de l'îlot ouvert, etc.  On reconnaît là les caractéristiques des nombreuses opérations de logements sociaux construits par l'Office public d'habitations à bon marché (OPHBM) de la Ville de Paris. Tous ces plans d'aménagement des îlots insalubres furent même rassemblés pour figurer dans deux plans d'ensemble de la capitale exposés au pavillon de la Ville de Paris: l'un était un « plan lumineux » de 8,5 ni x 5,5 ni, qui mettait en valeur la Seine, les grandes artères et les monuments; l'autre un plan du ,Paris futur,,, où figuraient aussi les voies à élargir et les artères à créer.

Ce plan du «Paris futur», nous en trouvons une nouvelle version avec l' « avant-projet du plan d'aménagement de Paris », publié l'année suivante dans L'Illustration, grâce auquel nous pouvons prendre connaissance des opérations proposées qui sont de trois types : les aménagements d'îlots insalubres selon les plans déjà imprimés en 1936; l'aménagement de la ceinture et de la zone - plus que jamais à l'ordre du jour ; les voies publiques à élargir ou à percer.

Enfin ce plan, dont le maître d’œuvre est toujours René Mestais, sera développé et précisé pour faire l'objet, à la fin de l'année 1943, d'un volumineux rapport qui rassemble toutes les opérations de voirie, cent vingt et une au total, pour lesquelles les objectifs sont clairement annoncés : « La carence des voies maîtresses doit conduire à la création de quelques nouvelles artères très largement conçues, et le pullulement des voies-corridors, des voies-tranchées, doit conseiller un élargissement progressif des rues exiguës, en liaison avec le curetage méthodique des îlots. »

Du point de vue du percement de nouvelles artères ou de l'élargissement d'anciennes voies, nous nous trouvons donc dans une tardive poursuite de l'entreprise haussmannienne.  Du point de vue de l'aménagement urbain, nous sommes face à deux attitudes auxquelles, cependant, correspond une même topologie spatiale: ou bien le curetage des îlots, qui dégage leur cœur ; ou bien l'adoption de la figure d'un îlot, dont les bâtiments sont alignés le long des rues et entourent un jardin, comme nous le montrent tous les projets pour les îlots insalubres.  Cette figure de l'îlot est celle d'un haussmannisme « amélioré », c'est-à-dire d'un urbanisme qui veut faire adopter des règlements interdisant les cours trop étroites et conseillant un desserrement des constructions selon des critères hygiénistes.

Les mesures préconisées ici sont donc représentatives de la fin d'un cycle, le cycle haussmannien, celui-ci correspondant à une unification de la ville qui a pour objectif, selon les mots de Marcel Poète, « de substituer au particularisme des quartiers et à la vie locale l'unité d'un gigantesque organisme urbain ». C'est pourquoi ces mesures sont ressenties de deux manières absolument opposées, selon les protagonistes de l'affaire urbaine. Pour ceux que l'on n'appelle pas encore les défenseurs du patrimoine mais plus volontiers les amoureux des vieilles pierres, ennemis résolus d'Haussmann et de ses suiveurs, elles sont destructrices et monstrueuses, et la bête noire de quelqu'un comme Georges Pillement n'est autre que le « géomètre », René Mestais ... Pour les tenants d'un urbanisme « moderne », admirateurs d'Haussmann - mais qu'il faut savoir maintenant dépasser -, elles sont bien sûr chimériques ou trop timides.

De ce point de vue, un exemple même de timidité serait l'opération présentée comme essentielle et primordiale, avec laquelle René Mestais conclut son rapport de 1943 : l'aménagement de deux « artères magistrales » capables de dégager le centre de Paris, l'une reliant l'avenue Matignon à la place de la République, l'autre reliant les abords des Halles au boulevard Barbès, « large croix, incrustée au cœur même de la capitale, (qui) suffira à assurer la circulation centrale pendant un siècle ». Cette nouvelle croisée de Paris ne fait-elle pas en effet très pâle figure, lorsqu'on la compare à celle proposée par Eugène Hénard dès 1904, et plus encore à celle dessinée par Le Corbusier dans son « Plan de Paris 37 ».

DU POINT DE VUE
DE L’ECONOMIE

DEUXIÈME ENQUÊTE (1957) :
LE PLAN LOPEZ ET
LES MILLE CINQ CENTS HECTARES
DE LA « RECONQUÊTE » DE PARIS.

À la Libération, les îlots insalubres sont bien sûr toujours là, quelques secteurs seulement ayant fait l'objet de démolitions avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, comme le plateau Beaubourg dans l'îlot insalubre n° 1 ou plusieurs groupes d'immeubles de l'îlot insalubre n° 16 dans le Marais, souvent habités antérieurement par une population juive.

Les études reprennent, d'abord guidées par les même principes urbanistiques, inscrivant encore l'obsession d'une grande croisée nord-sud et est-ouest dans un plan décrit en 1946 par le préfet de la Seine, qui fera dire à Pierre Lavedan : « L'idée directrice montre avec quelle force persiste la pensée haussmannienne. » Et, précisément, c'est René Mestais qui, en 1947, au moment de son départ à la retraite, lancera un ultime appel en faveur de percées et d'élargissements de voies pouvant être réalisés en une cinquantaine d'années : « Les petits-fils d'Haussmann ne doivent pas répugner à une telle tâche, qui s'avère bien inférieure à celle accomplie par l'illustre grand-père. »

La force de la pensée haussmannienne n'est cependant qu'apparente, car nombreux sont ceux pour qui la situation demande des décisions autrement plus considérables que des élargissements ou des percements de voies.  En avant-propos au plan décrit en 1946, le préfet met ainsi en garde les élus, comme s'il pressentait insuffisantes les propositions de ses services : « Il est exact de dire que, si nous n'y prenons garde, dans vingt-cinq ou trente ans, alors que Londres, Berlin et les autres capitales européennes, qui ont subi, au cours de la guerre, de si cruels dommages, se seront reconstruites, Paris, pour qui le miracle se sera accompli de lui permettre de sortir presque intacte de la tourmente, sera devenue la capitale la plus arriérée. »

Un autre regard est donc requis, et l'élaboration progressive, à partir de 1948, d'un nouveau plan d'aménagement de Paris, prescrit par la loi d'urbanisme du 15 juin 1943, plus tard nommé « plan d'urbanisme directeur », va peu à peu dessiller les yeux des responsables. Sans être abandonnée, la notion d'îlot insalubre est maintenant amalgamée à celle d'îlot « devant faire l'objet d'un plan d'aménagement particulier ». L'îlot est ainsi « considéré comme élément de base » des opérations d'urbanisme, et les propriétaires voulant construire ou modifier un bâtiment devront se conformer à un plan d'ensemble, solution que d'aucuns jugeront néanmoins trop complexe à mettre en oeuvre à court terme, donc inefficace, également parce que l'établissement de ce plan pourrait être laissé à l'initiative des propriétaires eux-mêmes.

On sait qu'un rapport présenté au conseil municipal par André Thirion en 1951, puis un autre par Bernard Lafay en 1954 ont intensifié les réflexions sur l'urbanisme parisien, et qu'un architecte va y tenir une place primordiale : Raymond Lopez.  Il apporte en effet son aide à Bernard Lafay, en dessinant un plan qui oppose délibérément et radicalement ce qui est appelé le Paris central « cristallisé » et le Paris périphérique à remodeler, leur frontière étant matérialisée par une rocade autoroutière qui sera souvent nommée « rocade Lopez ». Cette rocade entérine l'abandon de la grande croisée en décidant que Paris ne sera plus traversé par de nouvelles grandes voies de circulation afin ne pas saccager ce que Claude Charpentier appellera le « polygone sacré » et Michel Holley le « triangle sacré ». Au yeux de ses promoteurs, peut-être l'adoption de la rocade signifie-t-elle ainsi l'abandon définitif de la façon haussmannienne d'envisager l'urbanisme de la capitale en terme de percées.

Toujours est-il que l'opposition entre le Paris « cristallisé » et le Paris à remodeler nécessite d'être légitimée pour qu'elle puisse délimiter deux territoires de projet, l'un où l'existence reconnue d'un patrimoine incite à des mesures de protection ou de conservation, l'autre où la liberté serait beaucoup plus grande d'entreprendre la réalisation d'un urbanisme enfin moderne. La légitimation viendra d'une grande enquête réalisée en 1957 par Raymond Lopez, dans le cadre du Centre de documentation et d'urbanisme (CDU) créé le 15 avril de la même année, installé dans l'hôtel de Sens nouvellement restauré.

Cette enquête vise à faire apparaître l'ensemble des îlots ou groupes d'îlots susceptibles de donner lieu à des opérations de rénovation, au critère d'insalubrité s'ajoutant un critère beaucoup plus discriminant, celui de la bonne ou mauvaise utilisation du sol, eu égard à la densité des constructions. Dans cette optique, la démolition de tout bâtiment vétuste ayant moins de quatre étages et plus de cent ans d'âge doit être envisagée. Cette enquête est donc avant tout une enquête « immobilière » et, en dernière instance, économique. Elle est menée sur le terrain par un groupe d'une quarantaine d'étudiants architectes de l'École des beaux-arts, sous la houlette de Michel Holley, bras droit de Raymond Lopez dans cette affaire.  Elle investit tout le territoire parisien, à l'exception du Paris « cristallisé », mais en faisant cependant une incursion depuis le nord vers le quartier des Halles, annonçant ainsi de grandes opérations futures... Elle aboutit à la confection d'un plan, signé « R. Lopez 1957 », qui est exposé dans la grande salle de l'hôtel de Sens, et devant lequel se tiennent les réunions du Centre de documentation et d'urbanisme. Le plan figure, en jaune, les secteurs « mal utilisés », insalubres ou occupés par des entrepôts, ou des activités industrielles qui sont jugées devoir quitter Paris et, en noir et gris, les immeubles très bien construits et solides. Le plan délimite ainsi mille cinq cents hectares à rénover, soit le quart de la superficie parisienne occupée par des habitations, parmi lesquels certains des anciens îlots insalubres forment des taches jaunes uniformes parce qu'il n'a pas du été jugé utile d'aller enquêter sur des terrains déjà voués depuis longtemps à la pioche des démolisseurs.

Avec ce plan Lopez, nous entrons dans l'ère de ce qui est d'ores et déjà appelé « la reconquête de Paris ».

L'URBANISME D'ENSEMBLE.

Mais le plan ne se borne pas à un constat.  Implicitement, il incite à distinguer deux urbanismes : pour les aplats gris, un urbanisme « d'alignement » qui peut se plier à des règlements traditionnels; pour les taches jaunes, un urbanisme « d'ensemble » pour lequel « les tracés doivent être imposés, non plus par la trame des voies existantes ou la forme du parcellaire, mais par les conditions optimales de confort et d'équipement des constructions à réaliser».  Cette distinction s'ajoute donc à celle qui oppose le Paris « cristallisé » et le Paris périphérique, sachant, comme tiendra toujours à le préciser le préfet de la Seine en 1964, qu' « une délimitation plus précise des secteurs à préserver de la démolition et à restaurer selon des méthodes appropriées devient une exigence de base.  Qui ne se rend compte qu'elle est la condition du champ libre que peut revendiquer ailleurs un urbanisme moderne ne subissant plus les contraintes du site ? »

Champ libre pour l'urbanisme, c'est-à-dire pour le développement des plans d'ensemble de chacun des nouveaux secteurs de rénovation délimités: la ville ne serait donc plus tant considérée comme un monde urbain sur lequel les mêmes règlements s'appliquent partout, que comme un monde répondant dorénavant à deux logiques différentes, sinon contradictoires, selon les secteurs d'opération. On comprend, dès lors, qu'une nouvelle façon d'expliquer la succession des conceptions urbanistiques se présente comme évidente autant qu'irrévocable : à la longue tradition de l' »urbanisme d'alignement », succèderait la nouvelle exigence de l' « urbanisme d'ensemble » après l'intermède de l' « urbanisme d'îlot » de l'entre-deux guerres. Telle est l'histoire racontée à partir de 1958, lorsqu'il s'agit de présenter le nouveau plan d'urbanisme directeur (PUD) de Paris.

Le champ libre est celui d'un terrain qui n'est plus assujetti aux « contraintes du site », c'est-à-dire principalement à l'héritage des découpages parcellaires et à l'obligation de l'alignement sur rue, et où il est dit explicitement que pourraient s'appliquer les principes de la Charte d'Athènes.  Urbanisme d'ensemble signifie encore poussée verticale des bâtiments d'habitation. Un projet de schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme (SDAU), schéma dont l'étude succédera au plan d'urbanisme directeur approuvé en 1967, ne fera que consacrer l'obsession de la nécessité d'une « utilisation optimale de l'espace » : « Il s'agit de mettre en place une nouvelle conception de l'espace, accompagnée de règlements nouveaux qui devront servir cette politique, et non plus de raisonner sur un espace à deux dimensions dans lequel la parcelle et la mitoyenneté verticale sont encore dominantes.  Les mitoyennetés verticales devront faire place aux mitoyennetés horizontales, et l'impuissance du parcellaire céder devant un esprit de copropriété dynamique (... ). »

Il va résulter, de tous ces principes appliqués avec résolution et brutalité, une transformation radicale de la ville, que prévoyait et voulait le plan d'urbanisme directeur : « L'aspect de la ville changera. On ne s'y déplacera plus entre des murs parallèles, dans des couloirs, des rues, mais des espaces où alterneront bâtiments et plantations.  Le plan des espaces verts, sur l'ensemble du territoire parisien, sera alors assez comparable à une résille verte courant entre les constructions, avec certaines taches plus accentuées : les parcs. »

DU POINT
DE VUE
DU PAYSAGE

TROISIÈME ENQUÊTE (1973-1980): LE PLAN DES « TISSUS CONSTITUÉS » ET LE PARIS DU XIXe SIÈCLE.

Au début des années soixante-dix, quiconque embrasse Paris d'un point de vue un tant soit peu élevé peut effectivement voir les bouleversements des arrondissements périphériques. Ce que Le Corbusier appelait « le désert morose des toits et des cheminées », ou ce que Henry Bernard qualifiait plus tard d'exemple de « villes en croûte (... ) qui ne font qu'ajouter une épaisseur et comme une moisissure au relief naturel » est maintenant « enrichi » du surgissement d'une multitude d'immeubles qui percent le plafond traditionnel.

Beaucoup s'en émeuvent. Et ils s'émeuvent d'abord de voir que l'encerclement du centre de la capitale est synonyme de disparition de parties de ville qui constituaient peut-être un patrimoine. Il a sans doute ainsi fallu destructions et table rase pour que le patrimoine historique de Paris ne soit plus uniquement cantonné au centre « cristallisé » - triangle ou polygone sacrés -, hors duquel, on s'en souvient, la plus grande liberté d'action devait être accordée. Et même le centre - le quartier des Halles, notamment - est-il à l'abri d'entreprises d'urbanisme « vertical » après toutes les études et projets qui affichaient souvent l'impatience des architectes à y inscrire leur marque, avec quelquefois l'encouragement des « autorités » ?

Un autre regard est donc de nouveau requis pour sortir à présent de la spirale des rénovations. Ce regard devrait être capable de reconnaître la spécificité de parties de ville différentes les unes des autres, dont les traits caractéristiques sont susceptibles de ne pas être effacés au profit des solutions « rationnelles >, et universelles de la rénovation. Le moyen de reconnaissance est, une nouvelle fois, l'enquête. Elle n'est plus hygiénique ni immobilière. Elle n'est plus guidée par des critères qui assimilent des situations différentes à une même identité d'insalubrité ou de mauvaise utilisation du sol; elle est, au contraire, guidée par la nécessité de différencier des situations que l'urbanisme n'a que trop tendance à considérer comme semblables. Elle est menée par l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur), sous l'impulsion de Jean-Louis Subileau lorsque Pierre-Yves Ligen en est directeur. Elle aboutit, à la fin de l'année 1973, à des propositions de traitement différencié des tissus urbains, accompagnées d'un plan au 1/10000 du « Paris constitué » affichant l'ambition d'un « refus de l'uniformisation des quartiers parisiens ».

L’enquête délaisse délibérément le Paris « cristallisé » pour s'intéresser prioritairement aux arrondissements périphériques, parce que c'est là que pèsent le plus dangereusement les menaces de multiples opérations de rénovation en cours ou en projet.  Elle consiste d'abord en un recensement des « tissus constitués » : hameaux et villas, tissus proches du système parcellaire rural et sites pittoresques, tissus à bordures continues et ordonnées du Paris populaire du XIXe siècle, tissus haussmanniens et posthaussmanniens à bordures ordonnancées. Ce recensement prouve enfin que « la périphérie aussi a une histoire », dont on doit dorénavant tenir compte, sachant qu' « il ne s'agit pas de figer Paris dans son domaine immobilier souvent vétuste », mais qu'« il s'agit de déterminer les conditions d'une évolution cohérente des paysages de la capitale».

L'ambition de l'enquête est d'influer sur l'élaboration du plan d'occupation des sols (POS), alors en préparation. Et, pour ce faire, la question des règlements est primordiale puisque ceux-ci, en définissant traditionnellement la relation entre largeur des voies, hauteur des bâtiments et gabarits, ont effectivement depuis longtemps modelé les paysages des divers quartiers parisiens, et avant tout le paysage de leurs rues. Toutes ces réflexions mènent à proposer les nouvelles mesures réglementaires du plan d'occupation des sols, dont le premier projet est approuvé par le conseil municipal le 19 décembre 1974 : modulation des plafonds des hauteurs, révision des plans d'alignement et imposition de règles contraignantes d'implantation des bâtiments en bordure de voies, gabarits de façades proportionnés aux largeurs existantes des rues, etc. Il s'agit de règles qui doivent permettre de poursuivre des processus d'urbanisation qui ont déjà produit des formes urbaines caractérisées, c'est-à-dire de consolider un paysage déjà formé.

Mais qu'en est-il ou qu'en sera-t-il de situations structurellement beaucoup moins constituées ? de terrains susceptibles d'être prochainement libérés par les entrepôts, les activités industrielles ou les infrastructures de transport ? Qu'en est-il des tissus non encore constitués, qui seront bientôt urbanisés ? Quelles sont les règles de formation de ces nouveaux quartiers ?  Existe-t-il des modèles auxquels se rapporter ? Autant de questions qui se posent nécessairement aux urbanistes et aménageurs !

C'est là, semble-t-il, qu'intervient le deuxième champ de réflexion de l'Apur, complémentaire du précédent: l'enquête confiée à François Loyer, à partir de mars 1974, qui, cette fois, porte sur les édifices et ensembles urbains du XIXe siècle.

RETOUR DE L'HAUSSMANNISME

L'enquête de François Loyer a pour objectif d'affiner celle sur les tissus constitués en délimitant, avec autant de précision que possible, les ensembles urbains cohérents; elle embrasse le XIXe siècle, dans la mesure où nombre de quartiers se sont alors urbanisés, siècle d'une extraordinaire croissance urbaine qui sort enfin de l'ostracisme dans lequel le tenait généralement l'histoire de l'art avant les années soixante-dix. Si l'objectif de l'Apur est donc bien de renouveler une connaissance de la ville et de sa formation, il est aussi « opérationnel », l'enquête devant aider à mieux poser trois problèmes : « la conservation du patrimoine architectural (... ), l'inscription des constructions nouvelles dans le tissu urbain (... ), l'aménagement de quartiers nouveaux qui ne soient plus en rupture avec la ville. »

Partant d'une classification des bâtiments en fonction de leur qualité architecturale individuelle - qui distinguait deux catégories générales : l'architecture savante d'un côté, l'architecture vernaculaire de l'autre -, l'enquête de François Loyer, menée « à la parcelle », s'oriente vers une appréciation des ensembles urbains, le critère d'identification étant l'homogénéité de l'espace de la rue. En s'intéressant préférentiellement à la rue, pour des raisons de commodité et de rapidité, vu les difficultés pour pénétrer à l'intérieur de toutes les propriétés privées, les bâtiments sont appréhendés par leur façade sur l'espace public, François Loyer posant comme axiome - qui comme tel n'a donc pas besoin de démonstration – que « l'art de la façade est arrivé à son plus grand développement » au XIXe siècle. Il résulte d'une telle attitude un enchaînement de conséquences.

La première conséquence est que l'analyse architecturale d'un bâtiment étant fondée sur l'examen de sa façade sur rue, celle-ci est considérée comme représentative d'un type et de ses variations, le type le plus répandu étant l'immeuble de rapport.  Par là même, les modes d'occupation des parcelles ne sont que succinctement et rapidement abordés, laissant échapper ainsi une connaissance de la complexité morphologique de tissus urbains diversifiés.

La seconde conséquence, nécessairement corrélative de la première, est une valorisation de fait de l'architecture ordonnancée, donc, en dernière instance, des architectures de pierre qui accompagnent les tracés haussmanniens, au détriment des architectures plus modestes du point de vue des matériaux mis en oeuvre: maçonneries de moellons, plâtre et pans de bois, par exemple.

La troisième conséquence est que, pour François Loyer, le Paris du XIXe siècle est essentiellement le Paris haussmannien.  De ce point de vue, la carte synthétique de l'enquête, publiée en 1981, nous met face à une évidence : le Paris dont nombre des espaces urbains sont considérés d'un intérêt « exceptionnel » est le Paris « cristallisé » de Raymond Lopez, et les arrondissements de l'Est parisien, notamment, ne posséderaient que quelques très rares rues méritant d'être distinguées dans un territoire dénué de réel intérêt architectural. Paradoxalement, l'enquête de François Loyer ne légitimerait-elle pas ainsi tardivement le postulat de Raymond Lopez d'une opposition entre un Paris « cristallisé » et un Paris périphérique à remodeler ?

La quatrième conséquence, enfin, est que la diversité des tissus constitués, dont parlait précédemment Jean-Louis Subileau, est maintenant passée au second plan, et que l'haussmannisme peut être jugé susceptible de redevenir un modèle d'aménagement urbain.

Le glissement décrit ici semble effectivement avoir suivi, en matière d'aménagement urbain, les révisions consécutives à l'adoption du plan d'occupation des sols en 1977. L'élaboration des plans de nombreuses zones d'aménagement concerté ne remet-elle pas à l'honneur plusieurs principes urbanistiques haussmanniens ? C'est ce que l'Apur entend souligner en avant-propos de l'étude de François Loyer qui, remaniée et enrichie, devient, en 1987, un livre : « L'étude de François Loyer a remis en évidence les fondements de l'urbanisme haussmannien : hiérarchie des espaces, des voies et des constructions, primauté de l'espace public sur les bâtiments, importance des ensembles bâtis au-delà de celle de chaque construction, etc. Il y a, dans ces conceptions, des enseignements à méditer sur l'urbanisme à la fin du XXe siècle. Ainsi, les nouvelles règles de construction adoptées à Paris en 1977 (alors que l'étude se déroulait) ont-elles repris certains principes du siècle précédent, sans, bien sûr, en copier les formes architecturales. »

Il faut noter que, si l'avertissement de l'Apur reste, somme toute, prudent et mesuré, François Loyer, lui, se laisse aller à un optimisme presque militant. En conclusion de son ouvrage, le plaidoyer pour Haussmann est en effet vibrant : « L'haussmannisme constitue une extraordinaire leçon d'urbanisme. Sa souplesse rhétorique lui permet d'accepter les formulations stylistiques les plus contradictoires et de les rétablir au sein de l'unité plus globale de la ville (…) On ne peut que rêver de la voir appliquée de nouveau à tant de lieux sans attrait, qui ne demandent qu'à être ordonnés. » L'auteur irait même jusqu'à déclarer avec une absolue certitude : « Notre génération n'échappera pas au néohaussmannisme! »

DU POINT DE VUE
DES MULTIPLICITES

RETOUR SUR LES TISUS CONSTITUES.

A-t-on ou n’a-t-on pas échappé au néohaussmannisme ? La réponse sera nécessairement ambivalente. Oui, l'aménagement urbain récent est néo-haussmannien parce que ses principes ont renoué, nota ment dans les zones d'aménagement concerté, avec la tradition des alignements et des gabarits; oui, parce que la figure de l'îlot (plus ou moins fermé) est redevenue légitime. Mais non, parce que dans un même ensemble les architectures d'aujourd'hui ont davantage tendance à se distinguer et s'opposer qu'à « se fondre », si bien qu'à une uniformité de conception des formes urbaines correspondrait une variété, sinon quelquefois une cacophonie architecturales.

Toujours est-il que si les tissus constitués font rapidement de nouveau parler d'eux, c'est qu'ils ont souvent des difficultés à intégrer des opérations nouvelles de construction, du fait notamment de leur taille. Pour pallier ces difficultés et faire en sorte qu'ils ne soient pas irrémédiablement « colonisés », certains quartiers font l'objet d'études spécifiques à partir de la fin des années quatre-vingt: la Butte-aux-Cailles, le secteur de la rue Montorgueil et celui de la rue Mouffetard, le quartier de Montmartre et le faubourg Saint-Antoine, etc., études qui ont pour objectif l'établissement de plans d'occupation des sols particuliers, et qui prennent deux directions différentes.

Elles peuvent continuer de se préoccuper de l'architecture, essentiellement à partir du paysage de la rue ; elles aboutiront, la plupart du temps, à un travail volumétrique de simulation de ce que pourraient être, dans le futur, de nouvelles constructions, si jamais celles existantes venaient à disparaître. C'est le cas, par exemple, du quartier de Montmartre. Les règles édictées sont alors fondamentalement pittoresques, c'est-à-dire qu'elles visent à fabriquer une image a priori, qui permet aux éventuelle nouvelles opérations de « discrètement » s'inscrire dans un ensemble dorénavant regardé comme homogène, et dont le mode d'évolution est visuellement prévu. Nous avons affaire, là, à une vision « paysagère » de la ville: le regard qui commande cette vision, en adoptant un point de vue distancié, cherche à embrasser un panorama qui, de fait, unifie des composants souvent hétérogènes.

Mais les études peuvent aussi se préoccuper de la complexité morphologique du tissu urbain lui-même: elles aboutiront alors plutôt à un travail d'adaptation des règles d'implantation des bâtiments, celles-ci n'étant généralement pas capables de prendre en compte des situations trop singulières. C'est le cas, par exemple, du faubourg Saint-Antoine : le « système » des passages et des cours sur des parcelles profondes appelle des mesures spécifiques qui lui permettent d'évoluer en renouvelant ou complétant son bâti.  L'ambition serait celle-là même affichée par Jean-Louis Subileau il y a plus de vingt ans: « Certains secteurs, dont le mode d'organisation interne des îlots présente des aspects spécifiques, devraient (... ) faire l'objet d'une adaptation des dispositions propres à l'implantation des constructions en limite séparative ou en vis-à-vis sur une même propriété, ainsi que des règles traitant des passages intérieurs.  Il s'agit, en particulier, des îlots du faubourg Saint-Antoine et des îlots du secteur Réunion. »

Porter son attention à la complexité morphologique des tissus urbains, c'est dépasser la vision « paysagère » de la ville.  Reconnaître la diversité de constitution des tissus urbains, derrière le « masque » de leurs façades sur l'espace public, requiert un regard attentif à leur « épaisseur », c'est-à-dire à la relation entre mode d'occupation du sol, mode de découpage parcellaire et caractéristiques typologiques du bâti.  Cette reconnaissance des multiplicités devrait s'accompagner d'une méfiance vis-à-vis des principes « universels » d'urbanisme ; elle demande donc de ne pas décalquer sur des situations singulières des solutions d'aménagement qui ont vocation à fabriquer, comme le disait Marcel Poète, « l'unité d'un gigantesque organisme urbain».

Par voie de conséquence, les solutions néohaussmanniennes ne sont donc pas plus appropriées à certains quartiers que ne l'avaient été ou que ne l'auraient été les solutions du temps long de l'haussmannisme et celles de l'urbanisme moderne de l'époque récente de la « reconquête de Paris »,... Ou bien, si les solutions néohaussmanniennes étaient malgré tout jugées appropriées, ce ne serait que dans l'hypothèse d'une uniformisation aussi nécessaire qu'inéluctable de la ville.

QUATRIEME ENQUETE :
Reconnaître
TOUTES LES PARTIES DE LA VILLE

Uniformisation de la ville ou reconnaissance et intensification des différences entre les quartiers qui la constituent : le dilemme est là. Il est aujourd'hui reconnu comme tel par de nombreux protagonistes de la cause urbaine, et l'insistance sur le second des termes de l'alternative signale à tout le moins un nouveau regard pour lequel ni les raisons de l'urbanisme moderne ni celles du paysage ne sont satisfaisantes. Elle signale par là même une autre façon d'appréhender la ville comme totalité.

Deux rappels permettront ici de situer l'enjeu présent de la réflexion urbaine.

Pour Raymond Lopez, les travaux réclamés hors du Paris « cristallisé », sur l'étendue des mille cinq cents hectares à reconquérir, étaient aussi le prélude à un réinvestissement et à une transformation radicale du centre de la capitale : « L'acte chirurgical héroïque serait ainsi précédé d'une préparation thérapeutique indispensable. » Manière de dire que l'urbanisme moderne, animé d'un mouvement centripète de recolonisation de la ville ancienne, se réapproprierait ce dont il avait été momentanément exclu, signe final de son triomphe quelque temps différé.   

Pour François Loyer, au contraire, le mouvement pourrait être, en quelque sorte, strictement inverse, donc centrifuge. De ce que la ville n'aurait cessé de conquérir sa périphérie, de ce qu'elle aurait imposé son ordre au désordre spontané, il tirait récemment une conclusion concernant nos banlieues : « C'est ici que l'haussmannisme comme pratique conventionnelle aurait sa place pour coordonner un tissu riche mais désordonné, pour lui imposer quelques lignes de force qui organiseraient la coexistence d'une mosaïque d'opérations anciennes ou récentes. »

Si les attitudes de Raymond Lopez et François Loyer sont inverses, elles ont en commun d'envisager l'évolution urbaine comme imposition ou prolongation d'un ordre sur un territoire inadéquat à la « vie moderne , ou sur un paysage déstructuré. Cependant, François Loyer juge pour sa part indispensable de « décrire et (...) d'identifier les paysages urbains multiples » pour exalter leurs traits, ce dont ne se préoccupe pas Raymond Lopez. Ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette nécessité d'une description et d'une identification de la multiplicité des composants urbains, et renouer ainsi avec l'ambition de l'enquête sur les tissus constitués ? Allons plus loin: pour étendre cette enquête, la renouveler et l'enrichir, ne faut-il pas dépasser ce qui la limitait, à savoir un rejet catégorique des entreprises de rénovation, rejet à ce moment-là compréhensible et nécessaire puisque l'enjeu était de définir des modalités d'aménagement qui rompent avec les rénovations mêmes ? Ne faut-il pas considérer la totalité du territoire urbain et prendre les rénovations pour ce qu'elles sont maintenant: aussi des parties de ville, parties déjà constituées, même si leur constitution peut être jugée faible, vulnérable ou fragile...

Ce nouveau point de vue pourrait éviter deux écueils à la réflexion urbaine d'aujourd'hui.

Le premier écueil est celui du repli protecteur et conservateur. Ce repli a pour effet de distinguer des quartiers , sensibles , et des quartiers qui, de ne pas être ainsi qualifiés, ne le seraient pas ou beaucoup moins. Le souci des multiplicités aurait la responsabilité de considérer toute partie de ville comme étant dotée de caractéristiques spécifiques, jusqu'aux « secteurs » de rénovation. Ceux-ci, après un examen approfondi, ne relèvent en effet pas toujours strictement des mêmes modèles d'aménagement ou ont résulté de l'application de principes qui se sont particularisés en fonction de situations locales, sociales et économiques, géographiques et topographiques.

Le second écueil est celui du supposé dépassement des problématiques urbaines par celles relatives à la métropole comme fin de la ville, au paysage comme nouvel espace public ou encore à la « troisième ville » en tant qu’autre ville, lesquelles amèneraient à une aimable préoccupation passéiste l'analyse morphologique, c'est-à-dire l'analyse des relations entre espace publie, mode d'occupation du sol, découpage parcellaire et caractéristiques typologiques du bâti.  Mais, avec ces dépassements, ne risque-t-on pas de lâcher la proie pour l'ombre et de déserter un terrain qui, enfin, pourrait être appréhendé dans toutes ses parties, sans ostracisme ?

Car il faut rappeler que le dépassement et l'élargissement des perspectives, s'ils font « prendre de la hauteur » et embrasser un plus vaste horizon, ont été néanmoins, dans l'histoire urbaine parisienne du XXe siècle, très souvent synonymes d'oubli des multiplicités, au profit d'attitudes globalisantes faisant appel à des critères de fait homogénéisant.  Le plaidoyer est donc ici pour un regard sur une ville faite de parties, sans qu'aucune soit a priori considérée comme exempte de tout intérêt, ceci pour oublier définitivement les attitudes de ceux qui - toutes « tendances » confondues :  défenseurs du patrimoine ou architectes « modernes » - n'hésitent pas à vouer à la destruction aussi bien Belleville que le faubourg Saint-Antoine, Ménilmontant et Charonne, la Butte-aux-Cailles et Plaisance, etc. À une approche « extensive » du champ d'investigations devrait ainsi être préférée une approche que l'on peut dire « intensive » : reconnaître tous les composants du corps de la ville, sachant que cette reconnaissance ne prend pas appui sur une opposition entre centre et périphérie puisqu'ils sont, l'un et l'autre, passibles de la même enquête.

Le bénéfice attendu de cette nouvelle enquête, qui effacerait délibérément tout privilège excessif accordé à des quartiers jugés « sensibles » serait un nouvel horizon de compréhension de la ville, incluant maintenant l'expérience « moderne » de l'espace ouvert, telle que nous la font éprouver les secteurs de rénovation. En fin de compte, l'hypothèse doit être défendue qu'il n'y a pas de territoire sans forme, donc sans « valeur ». Par voie de conséquence, l'aménagement urbain doit trouver les moyens d'identifier et d'intensifier les formes mêmes du territoire, avant de chercher à y importer, y prolonger ou y imposer un nouvel ordre.

L'enjeu pour les aménageurs et les architectes est là. Il demande une grande acuité de regard et d'éviter les brutalités qui ont été trop souvent et longtemps habituelles à ce siècle. Il demande de ne plus craindre les discontinuités, les ruptures, les mixités, les métissages, les multiplicités. L’enjeu est de dessiner un nouveau fond de plan pour les opérations de demain, mais un fond qui, enfin, ne soit plus fait de plages uniformes, mais déjà tissé d'hétérogénéités.

Jacques Lucan

Source APUR - PARIS PROJET n° 32-33

Juillet 1998

Quatre plans de Paris

1938
"Avant-projet du plan d'aménagement de Paris" - L'Illustration 28 mai 1938 "Paris"
Ce plan permet de lire trois types d'opérations d'aménagement :
- Les aménagements d'îlots insalubres;
- l'aménagement de la ceinture et de la zone;
- les voies publiques à élargir ou à percer
1954
Esquisse de plan directeur. Plan extrait de Bernard Lafay. "Problèmes de Paris. Contribution aux travaux du conseil municipal : esquisse d'un plan directeur et d'un  programme d'actions. Conseil municipal de Paris. 11 décembre 1954". La rocade intérieure sépare le Paris dit "cristallisé" des vastes zones périphériques à remodeler.
1957
Plan signé "R. Lopez"
Ce plan figure en jaune les secteurs "mal utilisés", insalubres ou occupés par des entrepôts, ou des activités qui sont jugées devoir quitter Paris, et en noir et gris, les immeubles très bien construits et solides. (Document DAUC)
1975
Plan des "tissus constitués".

Extrait de Paris Projet n° 13-14.