LA RÈGLE
ET
LE PATRIMOINE

François Loyer

LA CONTRIBUTION AU POS
L’ACQUISITION DES CONNAISSANCES
AU RISQUE DU PATRIMOINE

En 1973, alors que les projets de rénovation tertiaire du triangle d'or parisien hantaient toujours techniciens et politiques, l'Atelier parisien d'urbanisme, sous l'impulsion de Pierre-Yves Ligen, engageait une enquête sur l'architecture du XIXe siècle, en majorité visée par ces volontés de transformation. Ce travail de reconnaissance s'inscrivait dans le prolongement d'une première étude entreprise sous la conduite de Marc Leroy. Celle-ci avait permis de dégager certaines notions opératoires fortes, telles que celles de « tissu urbain constitué ». L'étude sur le XIXe siècle parisien devait permettre d'approfondir ces acquis historiographiques, théoriques et méthodologiques concernant un patrimoine dont l'abandon semblait avoir été décrété sans débat.

Cette connaissance devait s'avérer déterminante dans la mise au point du plan d'occupation des sols parisiens, entreprise en réponse aux prescriptions de la nouvelle loi d'orientation foncière. Cette enquête n'était pas un diagnostic préalable à l'établissement d'un projet de transformation de la ville, en phase avec des idéologies hygiénistes ou de rentabilité foncière, comme cela avait été le cas à l'occasion des grandes études du tournant du siècle (casier sanitaire), de l'entre-deux-guerres (enquête Mestais) ou de la Reconstruction (enquête Lopez). C'est plutôt en réponse à un projet de transformation globale et radicale de la ville que la problématique de connaissance et de reconnaissance des spécificités du paysage parisien se précisait afin d'éclairer l'élaboration du POS, déjà engagée par les services techniques préfectoraux.

Des moyens matériels et humains modestes avaient été donnés à cette étude, ce qui devait orienter de manière décisive la problématique et les choix méthodologiques retenus. La question du lien entre l'architecture urbaine (l'habitat collectif pour l'essentiel) et les espaces publics avait été privilégiée, au détriment de tout autre questionnement qui aurait nécessité une fiche d'inventaire plus précise et des moyens de collecte et de traitement des données bien plus conséquents.  Pour rester dans une échelle de temps raisonnable, la décision fut prise de réduire le nombre de critères à quelques éléments susceptibles d'une traduction cartographique. (*)

Cette problématique unique, modeste quant aux moyens, n'était pas sans audace à une époque encore largement hostile à une notion alors ressentie comme provocante. Il fallait lutter contre une définition de l'architecture héritée du rationalisme et du mouvement moderne, qui tendait à décrire la façade comme le strict produit de la structure constructive, voire de la distribution des volumes intérieurs, et à nier jusqu'à l'existence des ordonnancements urbains.

LA CONTRIBUTION
AU POS

L'enquête effectuée a contribué à une série d'innovations introduites dans le POS pour s'opposer à l'altération irréversible du paysage urbain, résultant d'une pratique exagérément destructrice et des règles de construction alors en vigueur. Ainsi, la notion de tissus constitués s'est imposée, amenant à la prise en compte des spécificités de l'urbanisation des arrondissements périphériques. (*)

Mais le projet de POS était en cours d'élaboration, et l'Apur devait agir dans ce cadre, dans la limite de ses capacités de discussion par la négociation avec les responsables de l'élaboration du plan. Loin des questions typo-morphologiques liées au découpage parcellaire ou à la profondeur des îlots, les terrains possibles de discussion étaient surtout ceux de certaines données quantitatives, telles que es linéaires de façade, les plafonds des constructions ou les coefficients d'occupation du sol. De ces trois points, le premier n'offrait que des possibilités de prescriptions limitées la modification du gabarit des constructions apparaissait, en revanche, très ouverte, en tout cas dans les secteurs de la ville qui n'étaient pas concernés par les plans d'urbanisme de détail (dans lesquels le plafond atteignait parfois 50, voire 100 mètres); quant au COS, l'instauration e valeurs différentes selon les fonctions (les « COS différentiels ») permettait une négociation subtile.  Il s'agissait, en fait, d'agir sur les valeurs foncières, notamment pour favoriser le logement et mieux équilibrer la répartition des bureaux entre l'ouest, le centre et l'est de Paris.

Face à une logique de rénovation, dans laquelle dominaient toujours les paramètres de rentabilité et d'hygiène, la stratégie choisie combinait deux objectifs : d'une part imposer l'efficience avérée d'un type - traduit par une réglementation tendant à le généraliser ; d'autre part, sur la base d'arguments patrimoniaux, affirmer la spécificité de certains tissus bien identifiés et en assurer la survie par un système de protections réglementaires différant volontairement du système précédent. Ainsi, de nouvelles règles pour les quartiers à construire ou reconstruire étaient associées à l'organisation d'une certaine résistance du « patrimoine urbain » à la pression foncière. Cette dialectique apparaissait adaptée pour répondre à la logique binaire de rénovation, encore à l’œuvre à l'époque (« à démolir » ou « à conserver »).

Ce n'est que postérieurement que cette approche a été perçue comme induisant une forme d'homogénéisation du paysage par le remplissage systématique du volume  autorisé sur la rue. Cette limite est celle de toute formule réglementaire, quand la pression foncière est élevée. On peut sans doute imaginer qu'il était possible d'aller plus loin dans la finesse des prescriptions et de créer autant de  règlements qu'il y avait de paysages (à condition, toutefois, de parvenir à les identifier clairement, puis d'en délimiter l'aire d'influence , mais il faut bien considérer que la démarche engagée était alors novatrice.  Reste que cette question de la précision des règles se pose aujourd'hui encore dans des termes voisins de ceux d'il y a vingt ans.

L'ACQUISITION
DES CONNAISSANCES

Pour ce travail centré sur le Paris du XIXe siècle, l'étude réalisée par une équipe du CNRS sur le quartier des Halles (*) agissait à la fois comme modèle et contre-exemple.  Un modèle inégalable, dans la mesure où le travail du CNRS analysait dans le détail et en profondeur les relations entre types architecturaux et morphologies urbaines et restituait sa cohérence à un fragment malmené du paysage parisien; un contre-exemple, toutefois, puisque cette somme devait arriver plus de dix ans après la bataille... un décalage entre l'action et la réflexion, que l'accélération des rénovations de la périphérie parisienne ne permettait pas.

Le résultat premier de l'étude sur le Paris du XIXe siècle est sans doute d'avoir montré l'existence d'une abondante production de qualité architecturale élevée dans les quartiers périphériques de la capitale, et d'avoir contribué à sa connaissance et à sa reconnaissance.  C'est la raison pour laquelle ce travail, officiellement centré sur le XIXe siècle, a été dès l'origine élargi à la première moitié du XXe siècle, l'enjeu étant de révéler un vaste patrimoine (les ensembles de villas de l'entre-deux-guerres, le logement social en briques ... ) dans sa richesse et sa diversité.

Cette étude visait également à combler un vide : il n'existait, jusqu'alors, aucune synthèse sur le paysage parisien.  Il importait de dépasser cette insuffisance, en montrant les qualités d'un domaine dénigré par les récentes politiques de rénovation radicale et en proposant de rétablir une continuité interrompue dans le champ de la culture urbaine.

La cartographie issue de cette étude recouvre néanmoins, en bonne partie, celle du Paris bourgeois. La qualité des liens formalisés entre immeubles et espace public, telle que la notion d'ordonnance la suppose, est largement le fait des moyens et des ambitions qui se trouvent du côté des possédants. Mais l'enquête a aussi permis de révéler l'existence de figures de qualité architecturale élevée dans des quartiers alors jugés sans intérêt, donc montré que ces secteurs populaires méritaient attention.  C'est ainsi qu’étaient retenus les ensembles d'habitations à bon marché, les grands tracés haussmanniens de l'Est ou la poussée au Nord de l'architecture Louis-Philippe, tandis que l'avenue Foch ou les Champs-Élysées, trop altérés, n'étaient pas comptabilisés au titre des tissus remarquables.

AU RISQUE
DU PATRIMOINE

L’étude sur l'architecture urbaine parisienne du XIXe siècle a atteint la portée que ses responsables souhaitaient, dans la mesure où elle a permis d'aller au-delà de la simple reconnaissance de l'intérêt architectural de tel ou tel immeuble ou groupe d'immeubles : la réglementation, à l'élaboration de laquelle elle a contribué, semble bien avoir joué un rôle incitateur, et pas seulement conservatoire.  En effet, il ne s'agissait pas de jouer le XIXe contre le XXe siècle (d'opposer Haussmann à la modernité), mais de permettre à l'architecture nouvelle de se situer dans la logique d'une culture héritée de l'histoire.

À la lumière de cette expérience, et devant l'évolution que semble devoir connaître la réglementation issue de cette période de réflexion, deux questions au moins se posent de manière aiguë à l'historien de l'architecture et des villes. La première concerne la tendance à « patrimonialiser » sans discernement, au nom de la diversité des paysages. Il existe un danger majeur à une telle attitude : celui d'une muséification de la ville qui irait jusqu'à y interdire tout changement. Les secteurs sauvegardés l'ont bien montré, où le « faux vieux » côtoie le mensonge à usage touristique. L'impératif du renouvellement du bâti, produit d'un renouvellement plus global des activités et des populations, ne peut être freiné qu'au prix d'une certaine falsification des ambiances. Le parti pris de la diversité comme règle absolue est alors tout aussi paradoxal que celui de l'ordonnancement généralisé : la diversité est bien un élément intrinsèque du paysage parisien, mais elle ne pourrait être imposée qu'artificiellement et de manière apparente, ce qui contribuerait à la dénaturation de la ville.

La seconde interrogation porte sur les motivations profondes d'une certaine pression à la « patrimonialisation ». Cette dernière sert-elle les classes populaires qui, traditionnellement, vivaient dans les tissus faubouriens ou, au contraire, n'est-elle pas le plus sûr vecteur d'une valorisation du patrimoine immobilier des classes moyennes et aisées qui ont progressivement remplacé ces employés, artisans et ouvriers? Si tel est le cas, c'est moins la défense de la mixité des activités et des populations qui est au centre de la préservation des paysages que la confortation d'un caractère résidentiel nouveau, conquis au détriment du tissu urbain traditionnel. Et l'on peut, dès lors, s'interroger sur la plausibilité d'un projet d'urbanisme qui voudrait promouvoir le maintien d'activités artisanales génératrices de nuisances ou la construction de logements sociaux drainant une clientèle excessivement modeste.

Il ne faudrait pas que l'angoisse du patrimoine aboutisse à figer la forme urbaine. Ce serait le plus mauvais service que l'on puisse rendre à la capitale, sauf à considérer que Paris est une ville morte, décor de la déambulation de touristes en mal d'évasion. Tout n'est pas patrimoine. On ne peut faire l'économie du renouvellement des paysages, même s'il faut lutter pour leur préservation.  Il serait pire encore de les falsifier au nom d'une protection qui ne se réalisera pas dans les faits, ou de prétendre y maintenir une diversité d'apparence qui ne correspond plus à aucune réalité économique et sociale, car nous pourrions alors être accusés d'avoir doublement menti.

François Loyer

1. Une première phase d'étude expérimentale avait été conduite de décembre 1973 à avril 1974 sur une partie du quartier de l'Europe. Au vu des résultats obtenus, il fut décidé de restreindre les ambitions de l'étude à une approche cartographique. Elle a été menée en quatre ans, de 1974 à 1978, sur l'ensemble des arrondissements de Paris.

2. Jean-Louis Subileau, « Proposition pour un traitement différencié des tissus urbains périphériques », Paris, 3 décembre 1973.

3. André Chastel (sous la direction) Le Quartier des Halles, étude d'architecture Urbaine, Paris, CNRS, 1977.  Lancée dès 1964, l'étude s'inspirait de la méthodologie élaborée par Saverio Muratori dans ses travaux sur Venise (1960) et Rome (1964).

Source : APUR – PARIS PROJET n° 32-33
Juillet 1998