LE QUARTIER
ET
SES LIMITES

COMPTE RENDU D’UNE JOURNEE D’ETUDE

par Lionel Engrand et André Lortie

LE SOCIAL ET LE SPATIAL
LA RÈGLE, CADRE D'UN PROJET NÉGOCIÉ
LES « HORIZONS-PAYSAGES »
MYTHE ET PATRIMOINE
AU COIN DE LA RUE, LE OUARTIER
LE QUARTIER, MÉDIATEUR CULTUREL

Les études de POS particuliers, comme celles des plans d'aménagement d'opérations publiques, se réfèrent de façon explicite ou implicite au "quartier". Le quartier est, en effet, une dénomination facile pour désigner le voisinage d'un espace ou d'un bâtiment, sans lui donner de limites trop précises qui seraient difficiles à justifier terme à terme.  Le quartier peut être aussi un territoire défini par des traits communs physiques architecturaux, topographiques, etc. , sociaux ou économiques.  Et ces caractéristiques - de forme ou d'usage - peuvent être justement celles que les projets d'urbanisme cherchent à préserver ou à engendrer.  Ces simples remarques montrent bien l'importance et le caractère flou de ce terme, pourtant si commun et si souvent utilisé dès lors qu'il est question de la ville.

Afin d'explorer l'idée de quartier et sa signification, l'Apur a organisé une journée de travail, en demandant à six personnalités, qui avaient eu l'occasion de réfléchir à cette question dans leur pratique professionnelle ou à l'occasion de travaux théoriques, d'exprimer leur point de vue et de participer à un débat.

Cet article donne une synthèse rapide des approches très diverses des six invités : Marcel Roncayolo, géographe, ancien directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et ancien directeur de l'Institut d'urbanisme de Paris; Michel Steinebach, architecte et urbaniste; Michel Corajoud, paysagiste, enseignant à l'École nationale supérieure du paysage de Versailles; Philippe Panerai, architecte et enseignant; Bruno Fortier, architecte et auteur de La Métropole imaginaire, un atlas de Paris; et François Loyer, historien de l'architecture, auteur de nombreux ouvrages, notamment Paris XIX' siècle, l'immeuble et la rue.

LE SOCIAL
ET LE SPATIAL

Premier intervenant, Marcel Roncayolo attirait l'attention sur le caractère à la fois imprécis et indispensable du terme « quartier ». Pour tenter de mieux cerner cette notion, il proposait de l'aborder sous un double aspect morphologique, d'une part, et social, d'autre part.

Dans le Grand Larousse du XIX siècle, le quartier est défini comme un morceau de ville, une division administrative - le commissariat de police -, mais sans que cette dimension institutionnelle ne s'accompagne de considérations sur les structures matérielles ou sociales qui s'y expriment.  Plus récemment, dans le Thesaurus de la langue française que vient de publier le CNRS, le quartier apparaît comme une notion polymorphe, toujours objectivée par le qualificatif que l'on y accole.  Ses acceptions multiples renvoient à des positions dans la ville (périphérique, extérieur, perdu , à des questions de vitalité (animé, désert, paisible , à des caractéristiques sociales (bourgeois, pauvre, populaire, riche , à des critères ethniques (juif, noir) ou encore fonctionnels (commerçant, d'affaires, de la gare).

D'après Marcel Roncayolo, il existe deux tendances, dominantes et antagonistes qui orientent les débats sur la ville depuis plus d'un siècle.  Ces deux tendances mettent en valeur l'articulation entre le caractère concret du quartier et son caractère abstrait d'entité sociale, culturelle et économique.

La première hypothèse, de nature déterministe, est issue d'un postulat écologiste; elle suggère que c'est la forme matérielle du quartier qui détermine en partie les conduites et comportements des habitants.  Dans cette optique, les projets sur le tissu urbain et le cadre bâti peuvent être perçus, au second degré, comme des interventions sur la société.  Les réflexions à l'origine de la détermination des périmètres d'insalubrité, ou la pensée qui associe « quartier délabré » et « population dangereuse » en font partie. Ce postulat suranné, qui propose une vision caricaturale du rapport qu'entretiennent les hommes avec leur environnement, résonne jusqu'à nos jours, notamment lorsqu'il est question de changer les conditions de vie des habitants des quartiers défavorisés en intervenant prioritairement sur l'aspect ou la silhouette de leur immeuble, plutôt que sur leurs conditions sociales ou économiques.

La deuxième hypothèse, qui a longtemps constitué une explication majeure, procède en quelque sorte à l'inverse, et postule que la société précède l'espace.  Ce n'est plus le cadre bâti ou la matière qui créent le social, comme dans le postulat écologiste, mais c'est le social qui se spatialise dans certaines conditions, et les quartiers sont décrits comme la transcription matérielle des rapports sociaux. Ici, le quartier serait le produit d'une agrégation non volontaire d'hommes partageant des caractéristiques et des valeurs communes. « Mais, rappelle Marcel Roncayolo, cette logique "mécaniste " est largement contestable, notamment dans la mesure ou elle fait l'impasse sur les choix et comportements individuels. »

Pour dépasser ces deux points de vue jugés trop réducteurs, une voie intermédiaire s'offre qui tenterait, par une approche archéologique, au sens foucaldien du terme, de cerner la genèse du quartier en cherchant à définir et à rapprocher la nature des créations matérielles, les nécessités et les demandes qui les ont motivées ainsi que les acteurs sociaux qui les ont mises en oeuvre.  Cette démarche aurait pour effet de gommer la stricte dichotomie entre le social et le spatial, entre le tissu et les acteurs, ces paramètres ne représentant jamais que les deux faces, les deux aspects d'un même phénomène. Mais la question reste entière, au centre des interrogations urbaines contemporaines : pourquoi et comment, à partir d'un tissu qui prend forme, dans certaines conditions sociales et économiques, un quartier se constitue-t-il?

LA RÈGLE,
CADRE D'UN
PROJET NÉGOCIÉ

Michel Steinebach insistait tout particulièrement sur la nécessité d'aborder « l'identité » des lieux dans une démarche qui dépasse le cadre de simples réflexions stylistiques ou formelles.  C'est en associant l'ensemble des acteurs (politiques, techniciens, professionnels, etc. à l'élaboration de « scénarios d'objectifs », en amont de l'écriture réglementaire et de l'intervention physique à proprement parler, qu'il proposait de le faire, s'appuyant sur les enseignements d'une expérience pratique abondante.

Selon Michel Steinebach, les architectes et urbanistes impliqués dans l'évolution des villes existantes sont régulièrement confrontés au risque de forger des « images » décalées de la réalité des lieux sur lesquels ils interviennent.  Ainsi, en perpétuant des formes architecturales et urbaines issues de cultures antérieures - pastiche ou résurgence sémantique d'un passé glorieux (agora, forums, etc.) -, le risque est grand de produire un environnement vide de sens et déconnecté des pratiques contemporaines. À l'écart de cette tendance mimétique, où l'image peut à tout moment disqualifier l'usage, il propose d'intervenir en « déconstruisant » les réalités de certaines entités urbaines (vie sociale, activités, morphologie, mutabilités, représentations, etc.), pour ensuite les « reconstruire » afin d'apporter un sens nouveau à leur globalité.

À cet égard, les études menées sur la ville de Montreuil montrent comment une demande politique originelle - modifier le POS pour contrôler un problème démographique et faciliter l'implantation d'entreprises - a permis d'engager une vaste réflexion au centre de laquelle la mise en valeur de , l'identité » des lieux est apparue comme une notion opératoire. Concrètement, à Montreuil, l'analyse urbaine a conduit à la division du territoire communal en quatre aires géographiques; sur chacune d'elles, un règlement spécifique s'est attaché à prendre en compte l'organisation des parcelles dans leur profondeur, les usages et les activités dont elles sont le support, ou encore leur potentiel de mutations. Quant aux mesures de protection, lorsqu'elles s'avèrent nécessaires, elles imposent le respect de la forme urbaine existante, mais n'entravent pas la possibilité de remembrements ou de divisions parcellaires, conditions sine qua non d'une stratégie de développement.

Michel Steinebach précise qu'il s'agit moins d'anticiper, dans le détail, la nature des évolutions futures - comme le ferait un « POS à la parcelle » - que d'élaborer un cadre réglementaire, précis, certes , mais ouvert aux négociations avec les différents partenaires. Pour mettre en place un tel dispositif, il a été indispensable de produire un nombre considérable de croquis - environ deux cents - juridiquement opposables, pour certains, ou a simple valeur indicative et de recommandation, pour d'autres.  Il insiste également sur la nécessité d'associer les services instructeurs à la réflexion, et cela dès le début de l'étude, ne serait-ce qu'en raison de leur capacité à évaluer les dysfonctionnements du POS en vigueur. Mais, surtout, il lui paraît indispensable que les architectes et urbanistes en charge de l'application des règles puissent avoir un recul suffisant sur les orientations générales du projet, bien au-delà de l'application du règlement lui-même, et qu'ils puissent s'appuyer sur une culture architecturale et urbaine pénétrée des caractéristiques locales. Cette dernière condition s'impose d'autant plus que le POS est conçu comme un cadre de négociations ouvert à de multiples variations.

Poursuivant son intervention sur le caractère opérationnel de la notion de quartier dans la maîtrise du projet urbain, Michel Steinebach a expliqué comment, à Saint-Pierre-des-Corps, après un travail en équipe avec les élus et différents services concernés, la notion de « centre » a été étendue au-delà de ses éléments les plus caractéristiques - une église, une mairie, un marché pour intégrer en partie un grand ensemble situé à proximité.  Cette démarche a eu de réelles retombées opérationnelles, car ce grand ensemble peu valorisé s'est trouvé rattaché à une problématique de quartier central.  Mais la remise en cause des limites, symboliques et matérielles, entre un centre et sa périphérie, permet aussi et, surtout, de faire évoluer des données aussi sensibles que la façon dont les gens se représentent les lieux, celle dont ils se les approprient de l'intérieur ou de l'extérieur et les partagent, autant de paramètres complexes à l'origine de « sentiments d'appartenance » ou de rejet.

LES « HORIZONS-
PAYSAGES »

Michel Corajoud proposait d’aborder la notion de quartier, en la rattachant au thème qui lui est cher de l'horizon et de ses représentations multiples.

Pour ce praticien d'expérience, l'intérêt d'un site repose avant tout sur l'enchaînement des parties qui le composent, sur les hiérarchies qu'elles entretiennent entre elles, sur la façon dont on passe d'un espace à l'autre.  L'idée du passage elle-même est constitutive du lieu, et l'architecture ou la forme urbaine importent sans doute moins que les lignes de fuite, les liaisons avec les quartiers périphériques faites d'opacité et de transparence, de ruptures et de continuités. La notion d'horizon, que l'on pourrait qualifier de structuraliste, intervient alors comme une construction mentale qui, depuis un lieu dont on perçoit ou pressent les lignes de fuite, intronise celui qui s'y trouve dans un espace autre, proche ou lointain, familier ou inconnu.  Un morceau de ville peut être ainsi partiellement défini et compris dans le rapport qu'il entretient avec ses horizons, multiples et variés, qui ne sont pas seulement d'ordre matériel, mais aussi d'ordre symbolique ou culturel. Ainsi, un bâtiment ou une forme urbaine peuvent symboliser un lieu, mais ils peuvent être aussi plus que des architectures et constituer des limites géographiques ou sociales, ou encore suggérer des réalités qui dépassent l'échelle du quartier.

D'après Michel Corajoud, l'intérêt de la notion de quartier réside dans sa capacité à suggérer des horizons divers qui favorisent à la fois le sentiment d'appartenance à ce lieu (identification), mais permettent aussi d'ouvrir le champ, à l'opposé d'une logique de repli (émancipation). Dès lors, la question de l'horizon devient cette notion un peu récurrente qui permet à la fois d'appartenir au quartier dans lequel on se trouve, tout en imaginant son audelà, réel ou virtuel, bien plus vaste et bien plus large. Cette idée d'étendue, de distance, peut se comprendre également au sens littéral du terme, car le quartier peut aussi se définir comme un enchaînement de lieux à la fois dispersés d'un point de vue géographique - dans lesquels on peut être amené à circuler, à transiter, pour travailler, pour aller chez soi, etc. - et rassemblés, mentalement, par celui qui les pratique.

Dans tous les sens du terme, le quartier ne peut se réduire à une unité morphologique ou géographique, et les notions de centre, de périph rie ou d'identité n'ont pas de raisons d'être sacralisées, car elles sont synonymes de contentions. Cette approche induit forcément une idée de flou à laquelle Michel Corajoud est très attaché. Selon lui, il serait vain et même dangereux d'essayer de clarifier la notion de quartier avec une rigueur « scientifique », ou de tenter d'en dessiner les limites de façon précise. Dans cette notion, c'est cette possibilité de transcendance qui est intéressante, et qui ne peut être enfermée dans une image à réaliser à la demande.  Mais le flou indispensable ne doit pas nous faire oublier qu'il existe néanmoins des éléments qu' fondent un lieu, un site, et qui ne peuvent être niés dans la conception d'un projet, non pas pour fabriquer des lieux repliés sur leurs spécificités ou leurs limites supposées, mais, au contraire, pour penser des lieux de liberté. Pour éviter le risque de « collage », la ville doit immanquablement s'enraciner, se fonder, mais moins dans J'espace que dans le temps.  Le temps de la ville est plus important que son espace, et c'est l'enchaînement dans le temps qu'il importe avant tout de préserver.

MYTHE ET
PATRIMOINE

Bruno Fortier s'est interrogé sur la tendance qui consiste à focaliser une approche sur certaines « traces architecturales » rescapées de l'histoire, qui deviennent le support « d'identités locales » fragiles ou fictives, parfois valorisées au détriment du potentiel des sites et de leur réelle valeur patrimoniale. Pour illustrer son propos, il a pris l'exemple d'une étude sur une partie du 13e arrondissement, à proximité de la manufacture des Gobelins : dans la rue Gustave-Geffroy, ouverte au XIXe siècle, était prévue la construction d'une quarantaine de logements sur un terrain vierge de tout bâtiment, dans le respect d'un secteur de plan de masse d'inspiration , pittoresque , conçu quelques années plus tôt. Les difficultés qui accompagnaient la genèse de ce projet - notamment la très grande complexité à satisfaire les contraintes du plan de masse - ont justifié la réflexion confiée à Bruno Fortier, en association avec l'architecte en chef des Monuments historiques Jean-Michel Musso, qui en a retiré trois enseignements.

Le premier concerne l'attitude dominante des défenseurs des monuments historiques en matière de mise en valeur du patrimoine. À travers ce projet « chahuté » que l'on aurait pu penser inspiré de Viollet-Le-Duc, s'affirme la tentation de forcer le passé en établissant des hiérarchies entre l'élément à préserver et son environnement.  A partir des quelques éléments médiévaux de ce quartier - une dizaine de maisons construites avant le XVIIe siècle -, les bâtiments « rapportés » sont conçus sur un mode mineur, dans une logique d'accompagnement qui tente de perpétuer le système médiéval devenu dominant. Pour Bruno Fortier, ce principe est en contradiction avec les objectifs de départ.  Si le désir de valoriser des traces historiques peut sembler légitime ou compréhensible, le fait de les placer dans un environnement reconstitué a tendance à dissoudre leurs caractéristiques dans une sorte d'ensemble indifférent.  Autrement dit, plus l'imposition d'un "style ancien" tend à s'affirmer à proximité, moins les traces médiévales risquent d'être valorisées.

Le second enseignement porte sur le fondement de cette stratégie de mise en valeur.  Indépendamment de la qualité du secteur de plan de masse, son principe même va à l'encontre d'une réelle optimisation des caractéristiques du site.  Une reconstitution cartographique à partir de documents historiques montre, en effet, l'absence de morphologie médiévale sur le périmètre en question, à l'exception de quelques éléments épars.  Le recours à l'histoire est donc artificiel, car il véhicule le mythe d'un "âge d'or", qui, en réalité, semble bien n'avoir jamais existé.  Qui plus est, cette tentative risque fort d'« enfoncer » un peu plus ce qui pourrait constituer le véritable patrimoine local, à savoir la forte présence d'une production haussmannienne, mâtinée de quelques « surgissements » des années soixante - parmi les plus hauts et les mieux maîtrisés de Paris, telle la tour Croulebarbe de l'architecte Édouard Albert -, qui ont largement contribué à donner au quartier son image actuelle.

La troisième réflexion, enfin, directement liée aux précédentes, concerne le caractère opératoire de la notion de quartier.  Face à la qualité des espaces publics et des architectures du périmètre en question, collant à la topographie du site, Bruno Fortier et Jean-Michel Musso ont proposé d'aller dans un tout autre sens que celui, d'ordre réglementaire et abstrait, qui découle généralement de la sélection et de l'objectivation d'occupations parcellaires présumées typiques, n'excluant pas de construire, en contrebas de la manufacture des Gobelins et face au château de la Reine-Blanche, deux immeubles contemporains; conservant des ateliers à la Dickens (briques et métal) que le premier plan de masse (logique avec lui-même, puisqu'ils n'étaient pas médiévaux) choisissait d'effacer; et faisant de la conservation des terrasses des Gobelins (topographie , d'une part, du traitement végétal des surplombs du square René-Le-Gall (végétation), de l'autre, les pivots d’une intervention « respirante », soulignée, de nuit, par des éclairages ponctuels.

AU COIN
DE LA RUE,
LE QUARTIER

C’est sur les résultats d’une étude en cours sur le 14e arrondissement que Philippe Panerai s'appuyait pour illustrer sa perception de la notion de quartier.  Pour ce travail, sa première démarche avait été de cerner l'apparition de cette notion dans le discours sur la ville des urbanistes, des « penseurs », et des écrivains.  Ensuite, se rapprochant du terrain, il s'interrogeait sur la place croissante occupée par ce terme dans les politiques urbaines contemporaines.

À la lecture des manifestes des « pères fondateurs » de l'urbanisme, qu'il s'agisse de Raymon Unwin, de Joseph Stübben ou d'Idelfonso Cerdà, force est de remarquer que cette notion n'est pas un thème dominant, et qu'elle n'apparaît pas de façon décisive dans leurs discours.  Peut-être l'idée de quartier y est-elle présente, mais sans qu'elle soit clairement énoncée, comme un élément de réflexion ou comme un outil de projet à part entière.  Plus près de nous, chez Le Corbusier par exemple, le quartier est une notion qui n'a pas de réalité propre et nécessite l'usage d'épithètes spécifiques pour prendre sens. Dans des ouvrages comme la Charte dAthènes ou Urbanisme, il est question de quartiers d'habitation, de quartiers d'affaires, de quartiers industriels, ou encore de quartiers insalubres, qu'il convient de raser, mais, là aussi, la notion de quartier n'est pas, semble-t-il, un réel outil. Pour Le Corbusier, il semble que l'outil réel soit l'unité d'habitation de grandeur conforme. Plus récemment, Émile Aillaud a utilisé ce terme précisément, notamment à propos de la Grande Borne, qu'il disait avoir conçue comme un ensemble composé de six ou sept quartiers, respectivement définis par un nom et caractérisés par une géométrie ou des formes de bâtiments spécifiques.

Cette dernière approche est intéressante, car elle permet de pointer le danger qui consiste à croire que le quartier pourrait être défini comme une entité de vie sociale qui se superposerait à une entité morphologique. Or cette vision égare l'observateur, car elle fait l'impasse sur l'existence d'une dialectique entre conscience sociale et forme bâtie. La réalité est complexe, et l'idée selon laquelle le milieu bâti serait créateur d'une conscience sociale semble quelque peu réductrice, tout comme celle qui consiste à croire que la ville ne serait que la projection au sol des rapports sociaux. Dans cette tentative de cerner la notion de quartier, les travaux des « penseurs » de la ville (Henri Lefèvre, Richard Senett, Jane Jacobs, etc.) n'apportent pas d'éclairage particulier en ce qui concerne ses limites : le quartier y est un morceau de ville ou bien un élément de découpage administratif

En réalité, cette idée de quartier s'exprime assez finement dans le travail des romanciers, notamment à travers le , sentiment d'appartenance » à un lieu.  Cette sensation individuelle, qu'on suppose être partagée par d'autres, n'est pas sans intérêt pour appréhender le terme au-delà de critères « scientifiques », dont l'efficacité reste à prouver. Mais, pour Philippe Panerai, le , sentiment d'appartenance , recèle quelque ambiguïté, troublé qu'il est par les effets de « l'idéologie villageoise » de plus en plus souvent revendiquée.  Aujourd'hui, l'usage du mot quartier s'apparente régulièrement à une tentative de redécouverte des , villages originels » - à Paris, notamment -, quitte à oublier que ces villages, auxquels on se plaît à retrouver des origines moyenâgeuses, sont en réalités des faubourgs parisiens largement bâtis au XIX' siècle.  Donc, même s'il existe çà et là à Paris de vrais villages, la tentation est grande de s'inventer un passé pour vivre dans des lieux qui ont une histoire singulière, quitte à l'inventer.  Cette tendance existe également dans les villes nouvelles, où l'on charge les lieux de symboles à grands coups de mots anciens apparentés à l'imaginaire rural ou encore classique.

Ces premières observations constituent l'arrière-plan de l'étude que mène actuellement Philippe Panerai dans le 14° arrondissement.  En réponse au problème posé - à l'intérieur d'un découpage administratif, existe-t-il des entités repérables, identifiables, qu'on pourrait qualifier de « quartier » ? -, Philippe Panerai pense que le repérage morphologique n'est pas suffisant en soi. L’identification de quartiers passe par une approche complexe, articulant une lecture en plan - histoire des tracés, morphologie etc. -, des données socio-économiques et statistiques, des observations in situ - effets de centralité, localisation des commerces, des activités, des équipements etc. - et des enquêtes auprès des habitants pour cerner la tacon dont ils se représentent ces lieux qu'ils fréquentent, traversent ou habitent, Le catalyseur de la notion de quartier ne serait-il pas, à force d'observations, cette combinatoire subtile qui associe l'école, l'arrêt de bus, le commerce d'angle et le café-tabac?

LE QUARTIER,
MÉDIATEUR
CULTUREL

Dans son exposé, François Loyer affirmait la nécessité d'aborder la notion de quartier comme un phénomène culturel, à la croisée entre le social et le morphologique.,

Pour lui, l'apparition de la notion de « tissus constitués », dans les années 1970, entérine l'idée selon laquelle la ville n'est pas réductible de façon simple aux fragments les plus représentatifs de son espace.  Bien qu'imprécise, la notion de « tissu constitué » a néanmoins permis de réaliser un premier recensement des paysages parisiens hameaux, villages, cités, tissus ordonnés, tissus ordonnances, lotissements etc. - mais sans que l'on ne parvienne pour autant, en s'appuyant sur leur reconnaissance, à moduler la réglementation en fonction de la diversité des morphologies en présence.  Ainsi n'ont pas été pris en compte les paysages du XVIII' finissant, ceux de Louis-Philippe, ainsi que la succession des paysages réglementaires du XIX' et du XXe siècle, qui sont à l'origine de gabarits et de morphologies variés.

En réponse aux opérations « anti-urbaines » qui ont marqué les « trente glorieuses », ce « retour à la ville » quelque peu radical, mais somme toute assez compréhensible -, dont le POS de 1977 se voulait le promoteur, s'est fait sur la base de gabarits relativement systématiques, de type néohausmannien, qui se sont imposés un peu comme la figure haussmannienne l'avait fait au siècle précédent. Si la réflexion sur les tissus constitués a permis une meilleure compréhension de la diversité parisienne, en revanche, elle n'a pas conduit à la prise en compte du potentiel de certains tissus évolutifs ou inachevés, et de la façon dont ils pouvaient évoluer autrement que par une sorte d'homogénéisation réglementaire ou un ordonnancement progressif.  Cette situation a perduré jusqu'à ce que l'on s'intéresse à ces tissus inachevés, en substituant le principe de la diversité à celui de l'ordonnancement.  Cette nouvelle attitude, qui se fonde sur l'intérêt pour l'accidentel et la fragmentation, s'inscrivait dans une tradition pittoresque qui s'attache moins à définir la matérialité de ces lieux que l'image qu'ils suggèrent.

Cette vision du quartier ancien passe par une reconstitution d'un imaginaire de l'anecdote fondé sur une série d'éléments extérieurs à la réalité des lieux, comme des récits littéraires, des dictionnaires historiques, des nostalgies aristocratiques, etc.  Or, cette démarche est ambiguë, car elle peut aboutir à fabriquer une image d'historicité sans rapport avec l'histoire d'un quartier - à l'exemple de Port-Grimaud qui est en cours de patrimonialisation -, ou à perpétuer le mythe d'un passé révolu, sans prise aucune avec le réel - comme c'est le cas à la Croix-Rousse, à Lyon.

Pour François Loyer, ce travail sur l'image doit être dépassé, dans le cas de Paris, par l'analyse des modèles typologiques existants, que l'on observe lorsque l'on passe d'un lieu à l'autre. À la place de la protection passive d'un état existant, qui n'en vaut pas toujours la peine, il préconise plutôt de réactualiser et de redynamiser les règles typologiques afin de permettre un renouvellement du bâti dans le respect de la multiplicité des modèles. Un résultat qui pourrait être atteint par la mise au point de règles adaptées.

Quant à la notion de quartier, elle ne peut être saisie exclusivement à travers ce travail sur la forme, et sans doute faut-il renoncer à vouloir l'appréhender uniquement sur un plan architectural et urbain.  Entre la réalité sociale et l'environnement bâti, la composante culturelle s'insinue et constitue une sorte de lien imaginaire.  Le quartier peut donc être décrit comme un état intermédiaire, de type culturel, à la jonction d'une réalité économique et sociale et d'une réalité matérielle. Le sentiment d'agression ressenti par les habitants de quartiers récents dont on démolit des barres et les tours exprime bien cette situation complexe dans ces destructions, ce qui est en jeu, c'est moins la matérialité des tours que la vie sociale et l'histoire qui y sont attachées et qui disparaissent. Prétendre que le quartier est, avant tout, une notion culturelle conduit à analyser à la fois les morphologies qui existent, la façon dont les groupes sociaux cohabitent, et à rechercher les solutions possibles pour l'avenir, à travers l'indispensable médiation culturelle que constituent le travail de projet et la production de règles architecturales et urbaines.

Compte rendu par Lionel Engrand et André Lortie

1. Partenaire actif de l'équipe de l'Apur ayant contribué à la mise au point du premier plan d'occupation des sols de Paris, François Loyer revient sur les conditions de ce travail dans l'article qui clôt ce chapitre.

Source APUR – PARIS PROJET N° 32-33
Juillet 1998